jeudi 6 novembre 2014

« Notre législation est hors sol ». Article de Jean-Claude Marcus paru dans Médiapart

Jean-Claude Marcus, administrateur de l'Association française pour l'étude du sol, revient sur l’historique du projet de barrage de Sivens pour relever que, comme dans toutes les enquêtes publiques, les sols « sont estimés sans valeur ». « Quelle est la place des caractéristiques de la zone humide de Sivens, des fonctions du sol, des services qu’ils rendent, le coût prévisible de leur destruction, les moyens pour l’éviter tout en obtenant le maintien d’activités agricoles profitables ? »
 




Lettre ouverte aux présidents de la commission des lois à l’Assemblée nationale et au Sénat et au Président de la commission du débat public.

Rémi Fraisse était un militant de France Nature Environnement, pacifiste et passionné de botanique. Nous souhaitons tous comprendre « qui est responsable et pourquoi est-il mort ? » Nous souhaitons tous, aussi, « plus jamais ça ! ».


Messieurs les présidents de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale à l’Assemblée nationale et au Sénat, Monsieur le président de la Commission nationale du débat public, vous êtes très directement concernés et voici pourquoi.
 

Ce que tout le monde peut observer dans l’historique du projet de barrage de Sivens est identique à ce que l’on observe dans toutes les enquêtes publiques et dans tous les débats publics qui ont tous pour objet un changement d’affectation des sols : les sols n’y sont jamais reconnus comme tels, ni caractérisés, ni associés aux fonctions ou aux cycles auxquels ils participent. Les services que les sols, vivants, rendent paraissent gratuits, tant qu’ils ne sont pas amoindris ou anéantis. En conséquence ils sont estimés sans valeur. C’est particulièrement le cas des sols des zones humides, qui ne couvrent même plus 2% du territoire métropolitain, d’où des conséquences en cascade accroissant la vulnérabilité aux extrêmes des précipitations, à l’érosion des sols, aux inondations, etc.
 

Impensés ou imperçus dans les enquêtes publiques puis dans les débats publics, les sols n’y existent pas et n’y ont donc aucun moyen d’être défendus. C’est ainsi qu’un syndicat de deux grandes communautés d’agglomérations, le SIEVO, a pu envisager l’artificialisation de plus de 1000 hectares de Néoluvisols sur la Plaine de France sans que ce type de sol – patrimoine et trésor de la biosphère et, partant, de l’humanité – soit identifié et décrit pour les fonctions qu’il a et les services qu’il rend.
 

A supposer que les sols soient un jour pris en compte, ce qui devrait rapidement changer, dans et par la loi, c’est la dissymétrie dans les  enquêtes publiques et dans les débats publics entre :
 

– d'un côté, le maître d'ouvrage et son maître d'œuvre, qui ont un intérêt à artificialiser les sols, à réduire leur biodiversité et, le plus souvent, à gaspiller l'argent public, et,
 

– de l'autre côté, les défenseurs de la nature et du bien public.
 

Dans l’enquête publique, le gaspillage de la nature et de l’argent public bénéficie du préjugé favorable d’être promu sans que d’autres projets, alternatifs, moins destructeurs de ressources, puissent être exposés à égalité des moyens de communication et, ce faisant, mériter la comparaison. Dans le dossier du barrage, quelle est la place des caractéristiques de la zone humide de Sivens, des fonctions du sol, des services qu’ils rendent, le coût prévisible de leur destruction, les moyens pour l’éviter tout en obtenant le maintien d’activités agricoles profitables ?
 

Dans le débat public, c’est pire. Le gaspillage de la nature et de l'argent public bénéficie de la “supériorité” de la tribune, du pupitre, de l'estrade, de la sonorisation, de la projection, de l'affichage et de l'exposition.
 
La nature et le bien commun n'ont que quelques rares minutes pour s'exprimer, au mieux un cahier d'acteur qui sera peu lu puisqu'il ne propose aucun emploi mirobolant ni rasage gratis devant le miroir aux alouettes.
 

Au-delà de l’inégalité des chances entre un projet promu officiellement et d’autres projets, alternatifs, défendant mieux les ressources et le bien commun, se pose la question majeure du vide juridique de l’existence même des sols, « épiderme fragile de la Terre » dans nos lois et règlements.
 

Messieurs les présidents des commissions des lois, Monsieur le président de la commission du débat public, vous pourriez, dès aujourd’hui, faire exister la condition des sols, vivants, dans les enquêtes et les débats publics, à commencer par la prise en compte des fonctions et des services dont leur artificialisation nous privera durablement.
 

Jean-Claude Marcus, administrateur de l'Association française pour l'étude du sol (AFES), organisateur du colloque de la Journée mondiale des sols (le 5 décembre tous les ans) et du Club parlementaire pour la protection et l'étude des sols (CPPES)
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